Telegramme-12-03-2016

Source ; Le Télégramme   (12/3/2016)

http://www.letelegramme.fr/france/nucleaire-francais-nuages-menacants-12-03-2016-10989283.php

Nucléaire français. Nuages menaçants
Telegramme-12-03-2016

La mise en service de l’EPR de Flamanville a encore été repoussée après la découverte d’anomalies sur la composition de l’acier du couvercle et du fond de la cuve. Chez EDF, des voix s’élèvent, en interne, pour s’opposer au projet de deux nouveaux réacteurs à Hickley Point, au Royaume-Uni, qui, selon elles, compromettrait la santé financière du groupe.

La démission surprise, cette semaine, du directeur financier d’EDF, en désaccord sur le projet de construction des deux réacteurs d’Hinkley Point, au Royaume-Uni, est un nouveau coup dur pour l’EPR, fleuron à la peine du nucléaire français. Après le désastre Areva, Flamanville se fait toujours attendre et les pertes s’accumulent pour l’électricien tricolore. Saura-t-il garder le cap dans la tempête ?

Ses fleurons Areva et EDF en pleine tourmente, le glorieux passé semble loin ! Areva ne s’est jamais remise de la tragédie de Fukushima, il y a tout juste cinq ans, pas plus que d’un boulet nommé EPR et, globalement, des errements de l’ex-passionaria de l’atome, Anne Lauvergeon. L’État a dû se résoudre à organiser le démantèlement d’Areva. Plusieurs milliers de suppressions d’emplois à la clé et cinq milliards à trouver pour sauver l’ancien champion du cycle et des réacteurs.

Des erreurs de management

À EDF, psychodrame en cours avec la démission du directeur financier, Thomas Piquemal. Première du genre, celui-ci a claqué la porte, en désaccord avec le P-DG Jean-Bernard Lévy, et l’État, sur le méga projet de construction des deux EPR d’Hinkley Point, au Royaume-Uni. Explication : les risques de financement, près de 23 milliards d’euros au total, lui paraissent excessifs au regard de la situation de l’entreprise. Sorti du CAC 40, EDF est aux abois. Son cours de Bourse est au plus bas, sa capitalisation à peine supérieure à l’investissement prévu sur la côte ouest de l’Angleterre. Et comme le directeur démissionnaire, comme la Cour des Comptes, les syndicats maison estiment que le bilan comptable d’EDF n’est pas assez solide pour aller tenter le diable en compagnie du partenaire chinois CGN. D’où vient le coup de blues de la puissante EDF ? Qui est responsable du désastre Areva ? Deux questions, deux réponses où s’entre-mêlent erreurs de management, laxisme de l’État actionnaire, quand ce n’est pas la schizophrénie coupable du même État. Chez l’électricien, pour faire simple, les interventions répétitives pour bloquer les hausses tarifaires et complaire aux électeurs/consommateurs ont privé l’entreprise de ressources. Chez Areva, l’État n’a pas pris la mesure de la situation comptable d’un groupe mené à la cravache par l’omnipotente Atomic Ann. Il n’a pas toujours su arrêter des investissements miniers incompréhensibles.
Il a laissé Lauvergeon rompre l’accord stratégique avec l’allemand Siemens, briser l’historique pacte franco-français avec EDF et Alstom et faire cavalier seul.
Des milliards de pertes

Autant de fautes aggravées par l’échec cuisant de l’EPR. Sur le papier, c’est un bijou de technologie. Plus sûr, plus efficient et…. moins cher, promettait Areva. Dans la réalité, l’EPR est un cauchemar. Un peu comme le surgénérateur Super Phénix en son temps. Le réacteur de Finlande accuse sept ans de retard. Celui de Flamanville, encore plus. Bilan, un tombereau de milliards de pertes. Pire que la faillite du Crédit Lyonnais. Après Fukushima, les normes de sûreté ont été durcies. Depuis, le pétrole s’est effondré et le kW/h nucléaire grimpe, tandis que les énergies renouvelables arrivent à maturité et que la concurrence grignote les parts de marchés d’EDF. La totale.

Une décision lourde de conséquences

L’EPR britannique est-il le chantier de trop pour EDF à qui l’État demande, par ailleurs, de sauver le département réacteur d’Areva ? L’électricien national doit, en outre, investir dans la sécurité de ses 58 réacteurs dont la durée d’exploitation vient d’être prolongée. Ses provisions pour le démantèlement sont jugées insuffisantes. EDF évalue les besoins à 50 milliards d’euros. La Cour des Comptes, à 100 milliards. Aucun EPR, pas même en Chine, n’est opérationnel. Faut-il persévérer chez les sujets de sa Gracieuse Majesté ? Fragilisée, EDF persiste et signe : alors que Berlin ferme ses centrales, l’axe franco-britannique est perçu comme un gage d’avenir. Moyennant quoi, Paris et Londres se serrent les coudes et réaffirment leur soutien à Hinkley Point dont le mode de financement, béni par Bruxelles, garantit un prix du kW/h produit pour 35 ans. Quitte ou double ? Quelle qu’elle soit, la décision du conseil d’administration, courant avril, sera lourde de conséquences. Areva, EDF : l’avenir n’est plus ce qu’il était. Et l’hiver nucléaire s’annonce durablement rugueux.

—————————————————————————————————————————————————-

Un cauchemar nommé EPR
Puissant et sûr. L’EPR, pour European Pressurized Water Reactor, est un réacteur nucléaire de troisième génération pour offrir une puissance (1.650 mégawatts) et une sûreté améliorées. Basé sur la technologie des réacteurs à eau sous pression, il consomme, selon Areva, 15 % de combustible de moins qu’un réacteur à eau pressurisée classique, avec 10 % de déchets radioactifs à vie longue en moins. Autre atout : ses multiples systèmes de sauvegarde pour refroidir le coeur du réacteur en cas de défaillance, une coque de protection en béton et acier et un récupérateur de corium censé réduire les conséquences en cas d’accident grave. Durée de vie prévue : 60 ans. Une accumulation de revers. Quatre EPR sont en construction dans le monde. Avec l’accumulation de contretemps et de dérapages budgétaires que l’on connaît pour les deux premiers prototypes en construction. L’EPR finlandais compte déjà neuf années de retard, et Areva a provisionné 5,5 milliards d’euros de pertes sur ce projet. Alors qu’après la découverte d’anomalies sur la composition de l’acier du couvercle et du fond de la cuve, la mise en service de l’EPR français de Flamanville, dans la Manche, est désormais fixée à fin 2018 (contre 2012 initialement), tandis que le coût du projet a plus que triplé, à 10,5 milliards d’euros. Les deux autres EPR en chantier sont tous les deux situés en Chine. Le projet contesté de deux réacteurs à Hinkley Point (Royaume-Uni) est d’autant plus attendu par la filière nucléaire française qu’Areva n’avait pas décroché de commande d’EPR depuis 2007.

Elie Cohen : « L’État coupable de laxisme »
Elie Cohen est économiste, directeur de recherches au CNRS. Il nous apporte son éclairage sur les problèmes que rencontre le nucléaire français.

Le nucléaire français traverse une passe dangereuse. Comment en est-on arrivé là ?
Il faut resituer les choses dans leur contexte. Après l’accident de Fukushima, nous sommes entrés dans un nouvel hiver nucléaire. Tous les grands projets ont alors été remis en cause. L’industrie a été confrontée à une contraction des commandes de centrales. Il a fallu repenser la sécurité des installations. Et les prix sont montés en flèche du fait des nouveaux coûts liés à la sûreté. Pendant que les prix de l’énergie carbonée baissent, celui du kW/h nucléaire monte et les renouvelables arrivent sur le marché européen. Une conjonction difficilement imaginable.

Comment expliquer les graves déboires de la filière EPR ?
L’EPR est une technologie inédite qui repose notamment sur des redondances de sécurité. Elle pâtit en effet de très sérieux problèmes de mise en oeuvre qui ont alourdi la facture, allongé les délais de fabrication. Et rendu la vie très difficile aux acteurs Areva et EDF.

Un bilan désastreux pour les finances et l’image de la France…
Il est fréquent de connaître des difficultés de mise au point sur une tête de série industrielle. Allusion au premier EPR vendu à la Finlande : sept ans de retard au bas mot et de lourdes pénalités financières à la clé. Flamanville accuse encore plus de retard. Le fait est que de tels délais et l’explosion des prix des réacteurs qui se cumulent sont révélateurs de la perte de maîtrise du process chez Areva. Face à un produit sur-spécifié comme l’EPR, les personnels n’ont pas été à la hauteur des enjeux.

Mauvaise gestion, laxisme de l’État actionnaire : qui est responsable de quoi ?
La facilité que constituait la rente nucléaire a engendré une gestion laxiste de la part de l’État qui a régulièrement choisi de bloquer les hausses de tarifs d’EDF dont la fragilité financière se manifeste au plus mauvais moment. Concernant le management d’Areva, les chiffres sont éloquents : les chantiers de Finlande et de Flamanville ont précipité la chute du groupe, lourdement déficitaire. Il faut recapitaliser Areva à hauteur de cinq milliards d’euros. Areva NP, le département chaudière, ne sera sauvé que grâce à son rachat par EDF. Je crois sage de ne pas se précipiter au Royaume-Uni tant qu’il n’y aura pas un kW/h produit par un réacteur EPR. Les Britanniques le comprendraient sûrement.