Mediapart : En finir avec les mensonges du nucléaire

Une nouvelle fois, EDF a annoncé des retards et des surcoûts sur le chantier de Flamanville. Depuis des années, l’omerta, le déni, les mensonges constituent les ingrédients de ce dossier pour cacher une réalité inavouable : l’EPR est un fiasco, la filière nucléaire est en faillite. Il est plus que temps d’en finir.

Pendant combien de temps encore EDF, le gouvernement et les nucléocrates vont-ils nous balader sur l’EPR ? Depuis des années, l’omerta, le déni, les mensonges constituent les ingrédients de ce dossier pour cacher une réalité qu’ils ne veulent pas voir, qu’ils ne veulent pas avouer : l’EPR est un fiasco, la filière nucléaire est en faillite.

Les dernières annonces n’échappent pas à cette règle. Mercredi matin, EDF a annoncé par communiqué que l’addition du chantier de Flamanville allait encore augmenter de 1,5 milliard d’euros pour atteindre les 12,4 milliards et que le réacteur au mieux entrerait en service à la fin de 2022.

Résumons : à ce stade, l’EPR de Flamanville affiche dix ans de retard par rapport aux prévisions initiales (il était censé entrer en service en 2012). Son coût a plus que quadruplé par rapport aux 3,5 milliards d’euros annoncés à l’origine. Avant même sa mise en service, l’EPR, au-delà de son échec industriel, s’annonce comme un gouffre économique. Les immobilisations en capital sont telles qu’il n’est pas sûr que Flamanville soit un jour rentable, sauf à augmenter significativement les tarifs de l’électricité.

Comme à l’habitude, la direction d’EDF avance comme excuses les impondérables liés à l’aventure technologique du nucléaire, les lourdeurs de la réglementation, l’intransigeance de l’Autorité de la sûreté nucléaire (ASN). Elle insiste sur les scénarios techniques compliqués qu’il lui a fallu élaborer pour répondre aux injonctions de l’ASN de réparer les soudures défaillantes, et qui entraînent les nouveaux surcoûts.

Chantier de l’EPR de Flamanville. © Reuters

Cette présentation est largement arrangée. Cela fait des années que les responsables d’EDF savent qu’il y a des problèmes de soudure. Le problème était reconnu publiquement dès septembre 2015 par le directeur d’Areva NP (la branche réacteurs du groupe). De la même manière qu’ils connaissaient les problèmes de fissures dans la cuve du réacteur, liés aux défaillances techniques, de qualité et management de l’usine du Creusot, autre filiale d’Areva.

À chaque fois, l’attitude a été la même : tenter de mettre les problèmes sous le tapis, essayer de passer en force, mettre en avant le surcoût financier pour obtenir un sursis, voire un report des travaux aux calendes grecques.

Seul la résistance de l’ASN, qui rappelle qu’on ne saurait transiger avec la sécurité nucléaire, a permis de déjouer ces manigances. Car en la matière, les gouvernements successifs se sont tous alignés sur la ligne d’EDF. Et s’il n’avait tenu qu’à eux, il y a longtemps que soudures, fissures, ferraillages et autres incidents et accidents sur le chantier de Flamanville auraient été passés par pertes et profits pour défendre « l’excellence de la filière française ».

Le déni est le même à l’égard de l’envolée des coûts. EDF fait mine aujourd’hui d’avoir eu besoin de longs mois pour évaluer ce qu’il lui en coûte pour réparer les soudures du réacteur de Flamanville. Les chiffres étaient pourtant connus de beaucoup. Dès la mise en demeure de l’ASN, nous écrivions que l’EPR ne serait sans doute pas mis en service avant fin 2022 et que le prix du chantier allait atteindre au moins les 12 milliards d’euros (lire ici).

Cette façon de distiller au compte-gouttes les mauvaises nouvelles, de pratiquer les omissions et les demi-vérités, d’entretenir l’opacité est devenue le mode opératoire de la filière nucléaire. Avant Flamanville, EDF a annoncé il y a deux semaines que le chantier d’Hinkley Point en Grande-Bretagne allait coûter plus cher que prévu, « entre 21,5 et 22 milliards de livres sterling » (24 et 24,5 milliards d’euros), en raison de l’allongement des délais sur le chantier. Une mauvaise surprise, totalement imprévisible, à en croire là encore EDF.

Pourtant, tous les avertissements avaient été donnés avant même la signature de ce contrat, qui avait poussé, événement exceptionnel, le directeur financier d’EDF à démissionner jugeant l’aventure suicidaire pour EDF. Les salariés en complète rébellion face à leur direction qui voulait coûte que coûte imposer le chantier d’Hinkley Point – là encore du jamais vu dans l’entreprise publique – avaient multiplié les mises en garde. Ils pointaient notamment « les délais irréalistes » arrêtés dans le projet (lire ici). Là encore, la direction a décidé de les ignorer, de passer en force contre l’avis de toutes les instances de l’entreprise et une partie du conseil d’administration.

Aujourd’hui, le ministre des finances, Bruno Le Maire, feint de tout découvrir. Comme il avait semblé tomber des nues, lorsque l’État en 2017 avait finalement dû payer l’ardoise de la faillite d’Areva, cachée pendant plus de cinq ans. L’État avait dû alors débourser 4,5 milliards pour recapitaliser l’entreprise et piocher à peu près autant dans les poches d’EDF afin de ne pas avouer le coût faramineux de cette faillite. Au-delà des 10 milliards d’euros.

« Toutes ces dérives sont inacceptables », a déclaré Bruno Le Maire le 29 septembre, après l’annonce des surcoûts d’Hinkley Point. « On ne peut se satisfaire de cette situation et on attend des explications », a réagi à son tour la ministre de la transition écologique, Élisabeth Borne, après l’annonce des nouveaux surcoûts sur le chantier de Flamanville, le 8 octobre.

Début juillet, Bruno Le Maire a demandé un audit indépendant afin de faire « toute la transparence » sur l’EPR et « sur les dérives » de la filière nucléaire. Cet audit est conduit par Jean-Martin Folz, ancien PDG de PSA Peugeot Citroën, et surtout figure éminente du Corps des mines, qui a depuis des décennies la haute main sur le nucléaire en France. Le rapport devrait être achevé d’ici à la fin octobre. Bruno Le Maire a déjà assuré qu’il en « tirerait toutes les conclusions, à tous les étages ».

Tout cela risque d’être à nouveau une mise en scène pour habiller l’inavouable. Avant même que ce rapport soit achevé, un certain nombre de personnes proches du dossier semblent en connaître les conclusions dans les grandes lignes. Selon leurs informations, le gouvernement est prêt à tirer un trait plus ou moins discrètement sur l’EPR.

Mais cela ne signifie pas que les projets de construction de nouveaux réacteurs nucléaires en France seraient abandonnés. Même si le nucléaire n’est pas la réponse au changement climatique, qu’il n’est plus économiquement justifiable face à des énergies renouvelables dont les coûts de production ne cessent de se réduire, le gouvernement en tient toujours pour l’atome, objet de fantasmes et de puissance. Et les nucléocrates ont déjà la technologie de rechange : le réacteur Hualong.

Élaboré par le groupe chinois CGN à partir des dérivés de l’EPR, il est déjà exploité en Chine et a été retenu pour le site de Bradwell sous le nom de HPR 1000. Alors qu’il était ministre de l’économie, Emmanuel Macron avait déjà pris les devants. En même temps qu’il signait le contrat d’Hinkley Point en 2016, qu’il voulait à tout prix, il avait signé discrètement – c’est une habitude – un autre accord avec le groupe chinois CGN afin que la filière nucléaire française puisse utiliser les technologies chinoises.

Emmanuel Macron et Jean-Bernard Lévy lors d’une visite de la centrale de Civaux en 2016. © Reuters

Quant aux responsabilités personnelles, le gouvernement pourra peut-être trouver quelques lampistes. Mais cela risque de ne pas aller au-delà. Depuis des années, l’État et la haute fonction publique couvrent toutes les dérives des responsables du nucléaire. Tous se tiennent et se protègent.

En dépit du scandale d’Uramin, et de celui du Creusot, qui figurent parmi les principales causes de la faillite d’Areva, son ancienne présidente, Anne Lauvergeon, n’a jamais eu le moindre ennui. Les enquêtes judiciaires s’enlisent gentiment, avant de tomber un jour ou l’autre dans les oubliettes de l’histoire. Jean-Bernard Lévy, PDG d’EDF, choisi par Emmanuel Macron, est le parfait exécutant des volontés élyséennes, se révélant tout aussi terne à la tête de l’entreprise publique qu’il l’a été pendant douze ans à la présidence de Vivendi, poussant le groupe de communication dans les bras de Vincent Bolloré en raison de sa gestion calamiteuse.

Et s’il faut chercher des responsables, ira-t-on comme le promet Bruno Le Maire « à tous les étages » ? Parce qu’en ce domaine, Emmanuel Macron, en tant que secrétaire adjoint de l’Élysée puis ministre de l’économie, a pesé lourdement et plus d’une fois dans le dossier nucléaire, que ce soit au moment de la faillite d’Areva et de sa reprise par EDF, le choix du PDG d’EDF, le contrat d’Hinkley Point.

De même, le premier ministre Édouard Philippe peut-il dire qu’il ignorait tout ce qui se passait chez Areva, alors qu’il était directeur des affaires publiques du groupe entre 2007 et 2010, les pires années du groupe ? Même s’il assure s’être tenu prudemment à l’écart, il est difficile de croire qu’avec un salaire de 200 000 euros par an, selon nos informations (il n’a jamais voulu l’inscrire dans sa déclaration d’intérêts), il était seulement payé pour s’occuper de l’éclairage de la tour Eiffel aux couleurs d’Areva.

Les promesses n’engagent que ceux qui les reçoivent,disent les cyniques. Et celle donnée par Bruno Le Maire, affirmant que « ce ne sont pas les Français qui vont payer les retards », semble relever de cette catégorie. Car les Français paient et sans doute vont payer lourdement la facture toujours plus élevée, toujours plus cachée du nucléaire.

Les 4,5 milliards de recapitalisation d’Areva ne sont pas tombés du ciel. Ils ont été puisés dans les caisses de l’État. Au même moment, le gouvernement décidait de rogner de 5 euros les APL, au nom de l’équilibre budgétaire. De même, la dernière hausse de l’électricité (+ 5 %) ordonnée par la Commission de régulation de l’énergie, contre l’avis de l’Autorité de la concurrence, n’est que l’avant-goût de ce qui se prépare : des hausses des prix incessantes et le vol d’un service public.

Tout à sa défense du nucléaire, le gouvernement est en train d’endetter et de ruiner EDF. L’entreprise publique est incapable de poursuivre cette fuite en avant dans le nucléaire, tout en faisant face à ses charges financières, à ses charges d’entretien de plus en plus élevées et nécessaires d’un parc nucléaire vieillissant, à ses engagements à venir, notamment la gestion des déchets, à préparer un avenir dans la transition énergétique. Alors que là est l’urgence.

Aveuglé par son idéologie de mettre en pièces tout le programme du Comité national de la résistance, le gouvernement a là un argument tout trouvé pour démanteler le service public, comme prévu dans le cadre du plan Hercule, d’en laisser les plus beaux morceaux au privé et toutes les charges au public. Le nucléaire restant totalement à la charge de l’État, il n’en sera que plus aisé de poursuivre cette fuite en avant en toute opacité.

Tout cela ne peut qu’aboutir à la chronique d’une catastrophe annoncée, par incompétence, négligence, connivence. Il est plus que temps de penser à une vraie transition écologique, s’appuyant sur un vrai service public.

Boite noire
j’ai corrigé une erreur que j’avais commise dans l’article. La technologie du réacteur Hualong, développée par le chinois CGN, n’a pas été retenue pour le site d’Hinkley Point, comme je l’avais écrit par erreur – ce sont des réacteurs EPR qui doivent y être construits- mais sur le site de Bradwell.

PAR MARTINE ORANGE
ARTICLE PUBLIÉ LE MERCREDI 9 OCTOBRE 2019

https://www.mediapart.fr/journal/economie/091019/en-finir-avec-les-mensonges-du-nucleaire